Le mois de Marie de l'Immaculée conception
16 décembre
Source : Livre "Le mois de Marie de l'Immaculée conception" par A. Gratry
XVIe MÉDITATION.
Sainte Vierge des vierges, priez pour nous !
Priez
pour nous, Vierge des vierges, afin que quelque communication de votre
virginité nous soit donnée, afin que nous soyons vierges aussi, en vous
et avec vous, et que vous soyez en effet pour nous la Vierge des vierges
!
L'âme
vierge, c'est l'âme sans trace d'orgueil ni de sensualité ; c'est l'âme
qui ne s'élève point au-dessus d'elle-même, mais qui ne descend pas non
plus au-dessous ; c'est l'âme qui se tient en son lieu, en ce centre où
Dieu l'a créée et où il veut la vivifier.
O
Marie ! vous êtes seule absolument vierge. Seule vous n'avez jamais eu,
ni dans votre personne et votre libre volonté, ni dans votre nature, ni
dans le fond invisible de l'âme que Dieu seul voit, ni dans votre
immaculé corps, dans ces abîmes du sang où la volonté ne peut rien, où
l'esprit ne discerne rien, vous n'avez jamais eu la moindre trace ni la
moindre racine d'orgueil ou de sensualité. Seule vous ne vous êtes
jamais ni élevée, ni abaissée ; seule vous n'êtes pas sortie de ce point
idéal où Dieu nous veut de toute éternité, qui est le centre d'où il
vivifie, éclaire, échauffe, féconde et recueille sa créature.
Mais
toutes les autres âmes ont perdu leur virginité radicale ; toutes ont
été ou élevées ou abaissées ; toutes ont quitté leur lieu et le point
idéal où Dieu les veut ; toutes se sont éloignées, ont été exilées, ont
été ou sont voyageuses à l'égard du centre divin, source de la vie
pleine. Mais qu'est-ce à dire ? Est-ce qu'une créature peut s'éloigner
de Dieu ? N'est-il pas essentiellement en tous lieux, en tout atome de
l'immense création, en toute âme ? « Non, dit saint Augustin, on ne peut
s'éloigner de Dieu par l'espace, mais on s'en éloigne par la volonté. »
« Dieu, comme un soleil immobile, dit sainte Thérèse, ne cesse pas
d'occuper le centre même de l'âme ; » mais, ajoute aussitôt cette
admirable sainte, de toutes les âmes peut-être
celle qui a le mieux connu l'âme : « Si Dieu est en ce centre, nous n'y
sommes pas ; notre cœur n'y est pas. » Le centre et le principe de notre
vie, telle que nous la faisons, n'est pas uni au centre et au principe
de notre vie telle que Dieu nous la donne ou veut nous la donner. Notre
âme, qui est d'une admirable et incroyable grandeur, est comparable à un
château, dit encore sainte Thérèse, qui aurait sept enceintes
concentriques ; au milieu de l'enceinte centrale est Dieu, qui nous
attend, et autour de la septième enceinte, hors du château, nous, qui
sommes toujours hors de nous, nous tournons comme une sentinelle qui
n'est jamais entrée dans le palais et n'en connaît que les fossés et les
murailles.
Mais
que ces comparaisons sont imparfaites pour faire connaître l'état de
l'âme déchue ! L'âme est si supérieure en beauté, en grandeur, à un
édifice quel qu'il soit !
Ne
vaudrait-il pas mieux comparer l'âme déchue à un monde, à une terre qui
voyage loin de son soleil et n'en reçoit jamais que des rayons partiels,
éloignés et obliques, par le dehors et par un seul côté ? Une terre
dont la lumière n'est jamais pleine, mais a toujours besoin de croître,
et qui décroît dès qu'elle atteint un moment son midi ; terre exilée,
terre voyageuse, qui court toujours des ténèbres à la lumière et de la
lumière aux ténèbres, de la saison féconde à la saison stérile, et dont
les zones fécondes sont resserrées entre deux pôles glacés et séparées
par des zones brûlées ; une terre qui, comme la nôtre, ainsi que
s'exprime le prince des géographes, cherche sans doute, dans ses
révolutions perpétuelles, le lieu de son éternel repos, n'est ce pas là
l'image de l'âme ?
En sorte que le séjour de l'homme serait le vrai symbole de l'état de son âme.
Mais
ces comparaisons s'arrêtent au moment où commence la régénération
surnaturelle de l'âme, prodigieux changement dont nul ne connaît la
grandeur. Il faudrait, pour suivre jusqu'à ce point la ressemblance de
l'âme humaine à sa demeure terrestre, savoir ce que deviendra ce monde
lorsqu'il sera transformé par le feu et remplacé par ces nouveaux cieux
et cette nouvelle terre où la justice habitera ; ou bien il faudrait,
quittant notre terre, monter au ciel visible et approcher de l'astre
dont il est dit : « Dieu a posé son tabernacle dans le soleil ; » astre
dont il est dit encore : « La femme a été revêtue du soleil. » Là déjà
nous avons cru trouver la glorieuse image de Marie, l'image de la Vierge
des vierges, qui enveloppe de tous côtés la source de la vie, qui
reçoit la plénitude de ses dons, et qu'une pleine et puissante auréole
de lumière et de feu revêt et glorifie, éclaire, féconde, sans
vicissitudes de saisons, sans alternances de nuit et de jour.
Or
c'est entre ces deux états que sont les âmes rentrées en grâce, mais
non encore parvenues à la gloire : elles sont au-dessus de la terre qui
ne reçoit sa lumière que du dehors avec tant de vicissitudes, et elles
sont bien au-dessous de l'astre qui porte en soi la source de la lumière
et qui la répand sur les mondes ; elles ne seront semblables à lui que
quand, selon la promesse sacrée, elles brilleront au firmament comme des
étoiles.
Et
quel est donc l'état de l'âme rentrée en grâce, mais restée encore dans
la lutte ? Cette âme, si j'ose le dire ; est une étoile qui cherche à
se former.
La
source de la lumière est rentrée dans son sein, mais faible, parce que
l'âme imparfaite en étouffe encore en elle-même presque tous les rayons.
Elle a les forces implicites de la lumière, mais n'en a pas encore
l'éclat, l'expansion, la fécondité.
Et pourquoi ? C'est parce qu'elle n'a pas encore , ô Vierge des vierges, votre virginité féconde.
La
foi nous enseigne que l'âme rentrée en grâce, en qui Dieu est rentré,
porte pourtant encore en elle, pendant tout le cours de cette vie, le
foyer de la concupiscence à côté du foyer de la vie ; elle porte en elle
ces ténébreux foyers des deux concupiscences d'orgueil et de
sensualité, dont les effets et le pouvoir varient à chaque instant selon
la libre volonté de l'âme, et sont comme les bras de Satan autour du
foyer de la grâce, comme les deux bras affreux du Tentateur lorsqu'il
portait le Christ sur la montagne pour le tenter. L'âme porte en elle
ce soleil de justice, mais aussi les racines du péché, foyers de
ténèbres qui lutteront contre la source de la lumière. Cette âme, si
loin encore de votre virginité, Vierge des vierges, se livrera peut-être
à ses concupiscences, et, comme le peuple de Dieu, méprisera,
repoussera, crucifiera Celui qui vient en elle pour la sauver, l'élever
au ciel et en faire une glorieuse étoile en lui donnant tous ses rayons.
Peut-être aussi que, s'attachant à Celui qui est la source de la
lumière et de la vie, elle empruntera à cette source tant de rayons et
tant d'ardeurs qu'elle montera au ciel pour y briller comme une étoile.
Une étoile qui cherche à se former, c'est une âme dans le sein de qui luttent les ténèbres et la lumière.
Mais
comment la céleste étoile, ô Marie, parviendra-t-elle à se former, ou
comment tombera-t-elle du ciel, pour toujours, comme une masse de
ténèbres ? Elle se forme ou s'affaisse et s'éteint selon qu'elle se
rapproche ou qu'elle s'éloigne de vous, Vierge
des vierges ; selon qu'elle vous emprunte la vertu qui conçoit la
lumière et la répand. Or la vertu qui conçoit la lumière et l'incarne
dans l'âme, c'est la virginité, c'est la virginité ou conservée ou
recouvrée.
O
Marie, Vierge des vierges ! voyez ces filles de Jérusalem, vos filles,
voyez ces âmes dont le péché d'Adam a détruit la virginité radicale ;
voyez celles dont le propre péché, surajouté au péché d'origine, a
détruit la virginité personnelle, âmes en qui cependant, par le Baptême
ou par la Pénitence, la source de la lumière et de la grâce,
c'est-à-dire Dieu lui-même, est rentré. Il faut maintenant que ces âmes
vous deviennent conformes pour être de vivants tabernacles de Dieu.
C'est maintenant que le Verbe naissant vous dit : O Mère de Dieu,
habitez en ces âmes et jetez en elles vos racines, vous qui m'avez
conçu, qui seule en étiez digne, et qui seule l'avez mérité ; vous qui
m'avez nourri, allaité, porté dans vos bras, élevé jusqu'à l'âge où j'ai
illuminé le monde et vaincu la mort. Maintenant, ô mon unique Mère,
mère des élus, faites-moi grandir aussi dans ces âmes, formez-moi et
développez-moi en elles.
Mais
comment cela ? J'entends bien que Dieu, qui peut tout, qui est partout,
qui remplit tout, peut venir en toute âme ; mais comment la sainte
Vierge viendra-t-elle en mon âme ? Comment habitera-t-elle en moi ou moi
en elle ? Comment aura-t-elle en mon âme ses racines, comme s'exprime
la sainte Écriture ?
Le
voici. Dieu a dit : « Malheur à celui qui est seul ! » et ailleurs : «
Lorsque deux d'entre vous s'unissent mon nom sur la terre, je suis au
milieu d'eux ; » et ailleurs : « Ils n'auront qu'un cœur et qu'une âme.
La volonté de Dieu est que, en un sens, toute la multitude des âmes n'en
fasse qu'une. L'œuvre de Dieu n'est pas un nuage de poussière, ni un
monceau de sable. Surtout sa création nouvelle ne doit être qu'amour et
union. L'union des grains dans l'unité de la grappe ou dans l'unité de
l'épi n'exprime qu'imparfaitement l'union des âmes dans la cité du ciel.
Mais qui est cette cité, si ce n'est vous, ô Vierge des vierges ! Qui
est cette vigne ?
C'est encore vous. Qui est l'épi sacré, si ce n'est vous, dont il est dit : « Votre sein est une gerbe d'épis ? »
C'est
donc à vous qu'il faut venir, ô tabernacle saint où Dieu habite ! C'est
vous qu'il faut toucher ; c'est en vous qu'il faut vivre, en vous qui
êtes l'assemblée sainte. Il faut que, comme des grains de blé vivants,
nous tenions chacun par une tige à vous qui êtes l'épi. De même que
toute fleur ou tout fruit tient par un lien visible à la tige qui le
porte, de même que ce lien corporel n'est autre chose qu'un merveilleux
canal par lequel la tige-mère nourrit son fruit de sa substance, de même
l'âme régénérée en Dieu doit tenir à la Mère de grâce, à la Jérusalem
céleste, par un lien réel et vivant, par un canal de grâce qui parte de
son sein et plonge jusque dans l'âme. C'est là ce que l'Écriture sainte
entend lorsqu'elle dit : « Tabernacle divin où j'habite, habitez en mon
peuple, et plongez vos racines dans mes élus. » Par ce canal sacré le
sang divin arrive à l'âme, y incarne et y développe le Verbe.
Mais, ô Vierge des vierges ! tout n'est pas dit. Pour
qu'une âme devienne mère du Verbe selon le mot de l'Évangile: «
Quiconque fait la volonté de mon Père, celui-là est mon frère, ma sœur,
ma mère, » il faut plus que ce qui précède. Il ne suffit pas que le
Saint-Esprit ait attiré l'âme déchue ; il ne suffit pas que, l'ayant
rattachée à l'Église, il ait commencé d'habiter en cette âme ; il ne
suffit pas que, versant sa sève en cette âme par le centre de l'unité,
par le cœur de la Mère des élus, il commence à former Jésus-Christ dans
cette âme ; il faut encore que l'âme permette l'accroissement de l'Homme
divin en elle, et n'y détruise pas, par ses crimes, le fruit divin qu'y
forme l'Esprit de Dieu.
C'est
ici surtout qu'est la lutte de la grâce contre le péché et du péché
contre la grâce. C'est ici que l'âme libre peut se relever jusqu'au ciel
par son travail et ses mérites, en nourrissant la lumière en elle, ou
que, la trahissant par le péché, elle peut descendre et retomber jusque
dans les abîmes. Et tout est dans ce mot : l'âme saura-t-elle
reconquérir de plus en plus la céleste virginité ? En viendra-t-elle, ô
Vierge des vierges, à ne faire plus qu'un avec
vous ? Saura-t-elle imiter de plus en plus votre céleste état, qui
consiste dans l'anéantissement des foyers de la concupiscence ? Les
réduira-t-elle jusqu'à rien par la force du divin foyer de l'amour,
rentré en elle, ou bien les laissera-t-elle constamment se nourrir
sacrilègement et se gonfler sataniquement de l'esprit même de Dieu et du
sang même de Jésus-Christ ?
O
Vierge des vierges ! aidez cette âme de votre force personnelle ;
obtenez-lui cette haine irréconciliable que Dieu posa dès l'origine
entre vous et la force ennemie ; donnez-lui, comme par le contact de vos
mains et de votre cœur maternel, la pureté qui relève et l'humilité qui
recueille. Obtenez-lui ces deux vertus, et aussitôt l'amour saint
relève en elle la bassesse de la sensualité et baisse en même temps la
méprisable hauteur de l'orgueil. Ces foyers criminels qui épuisent
l'âme, qui partagent notre cœur et en font un cœur double, une vie
doublement fausse, qui tantôt croit monter jusqu'à l'ange, tantôt
descend jusqu'à la bête, ces deux foyers du mal sont comprimés
par la domination de l'amour. La virginité se répare dans cette âme, en
vous, par vous, Vierge des vierges ! La lumière sainte et vraie, le feu
pur et sacré dont la source, se rallume au centre et s'alimente des
forces de l'âme, à mesure que ces forces abandonnent les foyers
d'orgueil et de sensualité, cette lumière et ce feu rentrent en elle ;
l'étincelle grandit en une flamme de plus en plus ardente et lumineuse ;
l'âme, délivrée des foyers ténébreux, conçoit des ardeurs et des
splendeurs croissantes ; l'éclat de l'éternelle lumière la pénètre, la
traverse, l'enveloppe ; la sainte étoile se forme, pour devenir au ciel,
ô Vierge des vierges, une étoile de votre couronne.
Oui,
mon Dieu, j'ai souvent senti dans mon âme, et je dirai même dans mon
corps, ces deux forces fatales qui me ruinent, dont l'une m'abaisse et
dont l'autre m'exalte, dont l'une m'épuise par affaissement et l'autre
par enivrement.
Oh
! que de fois n'ai-je pas senti l'affaissement coupable dans lequel la
vie s'écoule par les sens, ou l'orgueilleux enivrement dans lequel la
vie se dissipe par la tête, comme une fumée ? Mais qu'est ce qui
s'épuise ? C'est le cœur. Le cœur, quand la vie se dissipe ou s'écoule
par les foyers de la concupiscence, le cœur est vide : ses amours, ses
ardeurs, ses élans, son courage et ses espérances, son noble feu, à la
fois purificateur, humble et puissant, parce qu'il est recueilli, tout
disparaît ; il ne reste que les traces du feu, la cendre et la
poussière. C'est le sens de ce mot prophétique : «
Leur cœur n'est plus que cendre ! » Oui, Seigneur, il semble que mon
âme ait pris cette forme : vide au centre, fièvre et flamme aux
extrémités ! Il semble que mon corps et mon âme ne veulent plus quitter
cet état que par la mort.
O
Seigneur, ne serait-ce point pour cela, pour rendre à l'âme et à la vie
humaine une autre forme, que vous avez souffert, que votre tête a été
frappée et couronnée d'épines, que vos mains, que vos pieds ont été
percés ? Oh ! oui, je veux comprendre et aimer la souffrance qui humilie
et purifie, qui abaisse ma tête orgueilleuse et châtie ma chair
sensuelle. Que la vie reflue vers le cœur, s'y recueille, s'y réunisse à
vous, mon Dieu, dans l'unité de l'amour saint !
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